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Lettres importantes publiées

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Texte publié dans le journal ‘’Le devoir’’ le 2 mai 2019

La librairie Le Port de tête vient d’annuler un événement qui devait réunir le 9 mai prochain le sociologue bien connu Mathieu Bock-Côté et le philosophe Louis-André Richard. Le motif de cette annulation de dernière minute ? Des menaces étaient proférées sur les réseaux sociaux, et certaines personnes se proposaient même de venir sur place, au jour dit, pour perturber l’événement.

Voilà donc que ces apprentis censeurs qui, jusqu’à présent, ne se manifestaient qu’au sein des universités, veulent désormais imposer leur loi dans la cité. Il est plus que temps de leur signifier clairement que, dans une société démocratique, ces entreprises d’intimidation sont intolérables et qu’il n’appartient pas à des groupuscules extrémistes ni à de jeunes idéologues exaltés de décréter autoritairement quels propos et quelles idées sont légitimes et lesquels ne le sont pas. Il en va de notre liberté de penser ! Dans une telle société libre, seuls les lois et les tribunaux ont le pouvoir de limiter ainsi la liberté d’expression. Et si l’on est en désaccord avec certaines opinions, on a bien entendu le loisir de les contredire publiquement, ainsi que de leur opposer nos propres arguments. C’est par le débat pacifique et non par la violence que doivent se régler les différends politiques.

Si on laisse agir impunément ces activistes de l’intolérance, ces deux libertés que nous venons de mentionner, et qui sont toutes les deux, rappelons-le, garanties par les chartes québécoises et canadiennes des droits de la personne, ne seront bientôt plus que coquilles vides. On ne peut donc qu’espérer que ces gens qui répandent leur haine sur les réseaux sociaux et y lancent des menaces, dont celles de s’attaquer violemment à des personnes, seront activement recherchés, arrêtés et poursuivis pour les délits qu’ils commettent, du moins si des « menaces inacceptables » ont effectivement été proférées, ainsi que l’affirmait vendredi le responsable du Port de tête afin de justifier l’annulation de cet événement.

Il ne faudrait surtout pas en effet que le sentiment s’insinue dans l’opinion publique que police et justice ne traitent pas de la même manière ce genre d’activités délictueuses selon qu’elles émanent d’individus ou de groupes qu’on dit associés à l’extrême droite ou d’individus ou de groupes qui s’inscrivent dans la mouvance de l’extrême gauche. Une telle impression qu’il y a deux poids deux mesures produirait un effet désastreux pour la confiance absolument nécessaire que les citoyens doivent avoir en l’impartialité de ces deux institutions. D’où qu’elles viennent, et peu importe les lieux où elles se produisent, ces entraves à la liberté d’expression exercées sous la menace doivent être prises en compte pour ce qu’elles sont : des atteintes à nos libertés.

En conséquence de quoi, nous demandons à la ministre de la Sécurité publique, Mme Geneviève Guilbault, à la mairesse de Montréal, Mme Valérie Plante, au chef du SPVM, M. Sylvain Caron, de prendre dès aujourd’hui toutes les mesures adéquates pour protéger la liberté d’expression des habitants de Montréal et de tous les citoyens du Québec, et ce, quelles que soient leurs idées, à moins bien sûr que celles-ci ne tombent elles-mêmes sous le coup de la loi.

* Ont cosigné ce texte : Raphaël Arteau-McNeil, professeur au collège Garneau et directeur de la revue Argument ; François Charbonneau, professeur à l’Université d’Ottawa ; Nadia El-Mabrouk, professeure à l’Université de Montréal ; Patrick Moreau, professeur au collège Ahuntsic et rédacteur en chef de la revue Argument ; Danic Parenteau, professeur au Collège militaire royal de Saint-Jean ; Michèle Sirois, anthropologue et féministe.

texte collectif pour défendre Mathieu Bock Côté
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 Lettre ouverte à Catherine Dorion, députée,

 

Dans votre vidéo qui porte sur le voile et que vous adressez « aux nouveaux curés », vous parlez d’une religion qui s’appelle islam. Mais plus je vous écoutais, plus je découvrais votre ignorance abyssale de cette religion dans les pays où elle est force de loi, et surtout du combat des femmes qui y vivent !

Avec cette vidéo, vous n’apportez rien de nouveau dans ce débat de société légitime et indispensable, si ce n’est de répandre des faussetés qui dénaturent ma religion et celle de mes parents. Ce n’est pas parce qu’on répète une fausseté qu’elle finit par devenir vérité.

Dans votre vidéo, vous intervenez en tant que députée et non comme auteure. En tant que députée, vous ne pouvez pas vous permettre de froisser une communauté. Ici, il s’agit de la communauté musulmane. Celle-ci, loin d’être monolithique, est traversée par plusieurs courants.

J’ai grandi dans une famille musulmane traditionaliste et pratiquante. Mon père était autodidacte, ma mère et ma grand-mère illettrées. Ce sont ces personnes qui m’ont appris l’islam et qui m’ont poussée à le lire, à le comprendre, mais surtout à ne pas m’arrêter à la lecture littérale et encore moins de colporter les faussetés qui sont préjudiciables aux femmes surtout.

Il est vrai que toutes les religions n’offrent aux femmes que des strapontins. Et c’est aussi dans cette famille que j’ai appris à me servir de l’ijtihad (effort intellectuel qui est issu de la tradition islamique depuis de nombreux siècles) pour lutter contre les dogmes et les blocages dans l’interprétation du Coran.

Le voile fait justement partie de ces erreurs d’interprétation. Ainsi, le voile que des femmes portent sur la tête et que vous semblez trouver anodin, sachez qu’il n’a aucune existence dans le Coran.

Vous gagneriez à lire sur ce sujet que vous défendez au nom du droit à la différence. Le voile n’est pas musulman, c’est notre étoile jaune, à nous, femmes musulmanes et non islamistes. Il est imposé par l’islam dévoyé par l’alliance du politique et du religieux depuis près de 40 ans. C’est cette vision islamiste qui a fait que j’ai dû quitter mon Algérie pour me réfugier au Québec pour échapper à mon exécution, cette vision fondamentaliste que votre parti semble avoir adoptée en son sein sans même en comprendre les dangers.

Il n’y a aucun rapprochement à faire entre porter un piercing ou une tuque et porter un voile : ne pas les porter n’entraîne pas la mort pour les premiers, alors que déroger à une interprétation fondamentaliste de l’islam, comme c’est le cas pour le voile, peut mener la femme au fouet, à la prison, voire à la mort.

Dans les pays où l’islamisme s’est imposé, les femmes prennent le risque d’une agression chaque jour non pour une faute commise, mais tout simplement parce qu’elles sont femmes.

Ces femmes, je les admire pour ce qu’elles osent entreprendre dans un pays où le 911 n’existe pas. Pourriez-vous les regarder dans les yeux et leur dire que le voile que vous défendez au Québec a une autre connotation, qu’il est le symbole du libre choix ?

Ma mère qui le portait par tradition imposée l’a toujours haï. Nous, les filles de l’indépendance, nous ne l’avons jamais porté. C’était une époque où les hommes de ma société étaient plus attachés à la modernité et au progrès qu’aux cheveux de la femme, devenus source de perversion.

Chaque geste que vous poserez ici pour rendre l’islam politique acceptable fera reculer le combat de ces femmes et fera la joie des islamistes qui imposent ce voile dans les pays musulmans. Si vous étiez mère de deux filles comme je le suis, trouveriez-vous normal qu’elles doivent se cacher les cheveux pour qu’elles ne souillent pas la pensée des garçons qu’elles côtoient ? En fait, le voile n’est pas une question de modestie et de pudeur, mais bien un moyen de contrôle du corps de la femme.

Il était de tradition chez la gauche de porter la cause des opprimées où qu’elle soit. Aujourd’hui, nous constatons que cet idéal est remplacé par le relativisme culturel, qui, pour nous, les musulmanes, est la plus haute forme de mépris, puisque ici, nous sommes invisibles et inaudibles si nous ne sommes pas voilées.

Prenez le temps de lire Olfa Youssef, Ani Zonneveld, Fatima Mernissi, Mohammed Arkoun, Rachid Benzine, Soheib Bencheikh, Tahar Haddad, Chahla Chafiq, pour ne citer que ces quelques réformistes, qui sont de plus en plus nombreuses et nombreux et qui font face à l’islam politique commandité à coups de pétrodollars et relayé par la gauche communautariste.

Les religions nous ont assez asservies, et votre rôle de députée n’est point de nous y emprisonner. Votre rôle ne devrait-il pas consister à nous aider à nous affranchir de cette déviance sociale ?

 

signée Leila Esbett

Lettre à Catherine Dorion par Leila Esbett

Chère dame

 

Je réagis à froid à votre podcast concernant le port du voile. Vous avez reproché aux Québécois d’avoir une aversion contre celles qui le portent. Les gens en général, ne vous en déplaise, ne veulent pas que des femmes qui ont des postes en position d’autorité dans la fonction publique comme les enseignantes, par exemple, ne puissent porter leur voile pendant les heures de travail. Les gens n’en ont rien à foutre des femmes voilées qui déambulent au marché ou simplement dans la rue. Mais votre propos est un mélange de tous les genres. Si vous connaissiez la communauté arabo-Musulmane, vous sauriez que le port du voile les divise autant qu’il divise les Québécois. Mais les médias ne leur donnent pas beaucoup de place pour s’exprimer. Ou serait-ce la peur de représailles?

 

Personnellement, j’ai bien hâte que le gouvernement procède pour légiférer sa loi sur la laïcité. Madame Dorion, je trouve que vous étalez facilement vos impressions sur la place publique, au nom d’une idéologie à géométrie variable. Vous semblez croire que le fait de se voiler la tête est une évidence musulmane et en même temps un choix personnel. C’est peut-être vrai pour certaines mais ce n’est pas généraliser, chère dame. Quand vous dites cela, vous parlez à travers votre chapeau (ou votre tuque, vous en convienne). Saviez-vous que la grande majorité des musulmanes ne sont pas voilées au Québec? Saviez-vous que le Coran n’indique à aucun endroit que la femme musulmane doit l’être? Vous allez dire que c’est sûrement un choix qu’elle font de le porter ou pas et que c’est bien ainsi, mais reste que plusieurs musulmanes sont quand même forcées de le porter. Elles n’ont pas le choix. Vous êtes-vous déjà demandée ce que ces femmes musulmanes, qui rêvent de ne plus le porter, doivent penser de vos propos, en vous écoutant dire que le voile n’est qu’un simple accessoire de mode comme peut l’être le piercing?

 

Avez-vous déjà entendu les musulmanes Leila Esbet, Djemila Benhabib, Nadia El-Mabrouk parler des répercussions dévastatrices du voile sur les femmes qui le portent obligatoirement? Quel aveuglement volontaire de votre part! Vous semblez être de la même trempe que l’ancien ministre Philippe Couillard qui avait déjà dit que l’extrémisme religieux était un choix personnel?

 

La future loi de Legault va restreindre les signes religieux en position d’autorité SEULEMENT. Nous ne parlons pas des Québécoises converties à l’Islam qui veulent se voiler pour éviter que les hommes les regardent et les désirent secrètement. Celles-ci pourront continuer de le faire à leur guise. Je m’en crisse complètement. La seule chose qui me dérange dans cette attitude, c’est que ces femmes se foutent complètement de celles qu’elles imitent en encourageant ce dénigrement féminin comme si c’était un choix personnel. Voilà la beauté de notre liberté : Ces femmes qui n’ont jamais connu la répression Islamique, ont le choix de porter le voile parce que « c’est cool », même si d’autres en souffrent. Tant que ce choix reste au niveau privé, je n’ai aucun problème avec ça, même si je crois que ces femmes n’ont pas compris la définition du mot : extrémiste. Tiens! Allons-y avec la définition du mot :

 

« Partisan d'une doctrine poussée jusqu'à ses limites, ses conséquences extrêmes ; personne qui a des opinions extrêmes. »

 

À ce que je comprends dans ce débat c’est que les femmes voilées qui refuseraient de se départir de leurs voiles pendant les heures de travail, pourraient perdre leur emploi. Quand tu es prête à perdre ton emploi au nom de tes croyances, c’est que tu es un (une) extrémiste religieux. Chère Catherine, êtes-vous encore en mesure de faire la différence entre la religion musulmane et l’Islam radical? Comme disait Richard Martineau dans le JDM le 19 décembre dernier : « C’est comme si vous disiez que tous les français portent un béret et se promènent avec une baguette de pain sous le bras ».

 

Que pourrait répondre une enseignante voilée à un enfant qui lui demanderait pourquoi les femmes en Arabie Saoudite sont flagellées, si elles enlèvent leurs voiles? Que répondrait cette femme voilée à des enfants qui lui demanderaient de leur expliquer la différence entre la religion musulmane et l’Islam radical? Que répondraient-elles à des enfants qui lui demanderaient pourquoi le fait qu’ils ne soient pas de religion Islamique ferait d’eux des infidèles qu’il faut tuer? Que ferait-elle si des enfants lui demandait d’enlever son voile, prétextant qu’ils ont peur d’elle?

 

Je n’en reviens pas de votre inconscience délibérée à marginaliser le port du voile en position d’autorité. Il est évident que vous ne faites pas la différence entre la religion musulmane et l’Islam radical. Vous démontrez clairement votre méconnaissance sur le sujet, au nom d’une fausse liberté vestimentaire. Vous avez une obligation morale comme députée de respecter toutes les opinions, car vous représentez ceux qui vous ont élues et également ceux qui n’ont pas voté pour vous. Vous avez une tribune privilégiée. Vous avez décidé de défier les vieux codes vestimentaires à l’Assemblée Nationale au nom d’une liberté que vous vous appropriez. Vous devriez comprendre qu’il y a des gens dans votre comté qui ne sont pas d’accord avec tout ce que vous dites ou faites.    

 

Advenant que cette loi sur la laïcité soit rapidement légiférée, les musulmanes qui tiennent à porter leurs voiles dans la rue ou au marché, continueront de le faire comme elles l’ont toujours fait. Les gens auront encore le droit de s’habiller comme ils le veulent, tout comme vous osez le faire à l’Assemblée Nationale.

 

La laïcité de l’État et de ses employés en position d’autorité ne sera que la démonstration d’un respect équitable envers toutes les religions existantes, puisqu’aucune d’entre elles ne seront favorisées au détriment d’une autre.   

 

Je vous invite à regarder un documentaire sur l’Arabie Saoudite qui s’intitule: « Uncovered » sur Netflix. J’espère que vous aurez l’occasion de réaliser cette réalité. Beaucoup de femmes dans le monde se battent pour ne plus être voilées, alors, s’il vous plaît, arrêtez de qualifier ce choix de personnel? Nous n’avons pas besoin d’une police de la pensée de votre genre. Je comprends que vous soyez devenue la grande Prêtresse idéologique de Québec-solidaire. Mais cela ne vous donne pas le droit d’imposer vos fausses idéologies. 

Signé Alain Patenaude sur vigile.net le 19 décembre 2018

Lettre à Catherine Dorion par Alain Patenaude

Micheline LABELLE


Professeure émérite de sociologie et fondatrice de l’Observatoire international sur le racisme et les discriminations, Université du Québec à Montréal (UQAM)

Daniel TURP
Professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université de Montréal

et autres signataires…

          Texte collectif sur le projet de loi sur la laïcité dans la fonction publique.

Nous soussignés et soussignées, universitaires, enseignant.e.s au sein de collèges d’enseignement général et professionnel ainsi que d’établissements d’enseignement primaire et secondaire du Québec et autres intellectuel.le.s et citoyen.nes du Québec, nous réjouissons de la présentation du projet de Loi sur la laïcité de l’État (Projet de loi n° 21). Celui-ci vise à enchâsser la laïcité dans une nouvelle loi fondamentale du Québec et à affirmer, comme le prévoit son premier article et ce que l’Assemblée n’a jamais fait à ce jour, que « [l]’État du Québec est laïque ».  Le projet de loi no 21 fait en outre reposer la laïcité de l’État sur les quatre principes que sont : 1° la séparation de l’État et des religions; 2° la neutralité religieuse de l’État; 3° l’égalité de tous les citoyens et citoyennes et; 4° la liberté de conscience et la liberté de religion.

Le projet de loi ne se limite donc pas à mettre en œuvre le seul principe de la  neutralité mais  ajoute  une pierre à l’édifice de la laïcité. Il s’inscrit dans une histoire qui a vu le Québec procéder à une laïcisation progressive des institutions publiques, réalisée notamment par la déconfessionnalisation des commissions scolaires et des écoles publiques du Québec.

Comme l’ont fait de nombreuses autres nations du monde, le Québec veut traduire le principe de laïcité dans des règles visant à régir et interdire le port des signes religieux par des personnes exerçant des fonctions au sein de l’État ou au sein de certains établissements d’enseignement ainsi que par celles qui donnent et reçoivent un service de l’État Québec, au nom du devoir de réserve en ce qui concerne les convictions politiques ou religieuses  Destinées à fixer la portée et aménager l’exercice des libertés et des droits fondamentaux au Québec, nous considérons que ces nouvelles règles n’empêcheront pas de telles libertés et droits de s’exercer dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général  des citoyens du Québec, et comme le prévoira la nouvelle version de l’article 9.1 de la Charte des droits et la libertés de la personne (Charte québécoise), dans le respect de la « laïcité de l’État ».

Nous sommes par ailleurs d’avis qu’il est opportun de mettre la future Loi sur la laïcité de l’État à l'abri de contestations fondées sur la Charte québécoise et la Charte canadienne des droits et libertés, en s'appuyant respectivement sur les clauses de dérogation des articles 52 et 33 de ces deux lois. La raison en est fort simple. L’ultime interprète de la Charte canadienne, ainsi que de la Charte québécoise, sera la Cour suprême du Canada. Se fondant sur l’article 27 de la Charte canadienne selon laquelle « [t]oute interprétation de la présente charte doit concorder avec l’objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens », dont il faut rappeler qu’elle a été adoptée sans l’assentiment du gouvernement, du parlement et du peuple du Québec, le tribunal canadien de dernier ressort est susceptible de dire, comme il l’a fait dans une décision antérieure relative à l’obligation de témoigner devant un tribunal à visage découvert, qu’une loi interdisant le port d’un signe constitue une « réponse laïque […] incompatible avec la jurisprudence et la tradition canadienne, et restreint la liberté de religion là où aucune limite n’est justifiable ».

Dans ces circonstances et du fait que la liberté de religion, y compris la liberté de manifester sa religion, a été érigée en liberté quasi-absolue au Canada, voire en liberté hiérarchiquement supérieure aux autres libertés fondamentales, et notamment la liberté de conscience, il appartient à l’Assemblée nationale du Québec, dont la loi constitutive rappelle que celle-ci est « par l’intermédiaire des représentants élus qui la composent, […] l’organe suprême et légitime d’expression et de mise en oeuvre de ces principes [démocratiques de gouvernement] », d’avoir le premier et le dernier mot en donnant sa réponse laïque à la question du port des signes religieux et à faire naître une tradition québécoise en la matière.

Nous soussignés et soussignées, récusons par ailleurs, les accusations de racisme et de discrimination à l’égard des minorités de diverses cultures et religion par ceux et celles qui proposent une conception québécoise de la laïcité distincte de la conception qui prévaut au Canada, aux États-Unis d’Amérique et au Royaume-Uni et qui se rapproche davantage de celle de pays tout aussi démocratiques que sont la France, la Belgique et la Suisse. Nous constatons que des organisations de la société civile au Québec, telles l’Association québécoise des Nord-Africains pour la laïcité (AQNAL) et l’organisme Pour les droits des femmes (PDF) au sein desquels militent notamment des personnes de culture musulmane ont exprimé leur appui à cette conception québécoise de la laïcité; sans compter également un fort appui provenant de divers,es citoyen.nes. issu.e.s d’autres minorités dont témoignent les recherches sur le terrain et sondages effectués depuis la dite « crise des accommodements raisonnables». Dans ce domaine il n’y a pas d’opposition binaire entre majorité et minorités ethnoculturelles comme le sous-tend un certains discours politique et administratif réducteur de la réalité.

Si le projet de loi no 21 constitue une avancée dans la voie de laïcisation progressive du Québec, cette laïcisation ne sera toutefois pas achevée avec l’adoption de la Loi sur la laïcité de l’État. De nouveaux gestes devront s’imposer encore pour assurer une application cohérente et intégrale du principe de la laïcité que le projet de loi no 21 contribuera à consolider et dont l’adoption par l’Assemblée nationale du Québec est aujourd’hui éminemment souhaitable.

 

Le texte collectif, rédigé par Daniel Turp, Micheline Labelle en collaboration avec Julie Latour et Ferid Chikhi, publié dans Le Devoir du 11 avril et signé à ce moment par plus de 1000 personnes est maintenant disponible en ligne sous forme de pétition que chacun peut endosser. Cliquez sur ce lien pour ajouter votre signature : J’appuie le projet de loi 21 sur la laïcité de l’État au Québec

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Abdenour Bidar

Lettre ouverte au monde musulman

Cher monde musulman, je suis un de tes fils éloignés qui te regarde du dehors et de loin – de ce pays de France où tant de tes enfants vivent aujourd’hui. Je te regarde avec mes yeux sévères de philosophe nourri depuis son enfance par le taçawwuf (soufisme) et par la pensée occidentale. Je te regarde donc à partir de ma position de barzakh, d’isthme entre les deux mers de l’Orient et de l’Occident !

Et qu’est-ce que je vois ? Qu’est-ce que je vois mieux que d’autres sans doute parce que justement je te regarde de loin, avec le recul de la distance ? Je te vois toi, dans un état de misère et de souffrance qui me rend infiniment triste, mais qui rend encore plus sévère mon jugement de philosophe ! Car je te vois en train d’enfanter un monstre qui prétend se nommer Etat islamique et auquel certains préfèrent donner un nom de démon : DAESH. Mais le pire est que je te vois te perdre – perdre ton temps et ton honneur – dans le refus de reconnaître que ce monstre est né de toi, de tes errances, de tes contradictions, de ton écartèlement entre passé et présent, de ton incapacité trop durable à trouver ta place dans la civilisation humaine.

Que dis-tu en effet face à ce monstre ? Tu cries « Ce n’est pas moi ! », « Ce n’est pas l’islam ! ». Tu refuses que les crimes de ce monstre soient commis en ton nom (hashtag #NotInMyName). Tu t’insurges que le monstre usurpe ton identité, et bien sûr tu as raison de le faire. Il est indispensable qu’à la face du monde tu proclames ainsi, haut et fort, que l’islam dénonce la barbarie. Mais c’est tout à fait insuffisant ! Car tu te réfugies dans le réflexe de l’autodéfense sans assumer aussi et surtout la responsabilité de l’autocritique. Tu te contentes de t’indigner alors que ce moment aurait été une occasion historique de te remettre en question ! Et tu accuses au lieu de prendre ta propre responsabilité : « Arrêtez, vous les occidentaux, et vous tous les ennemis de l’islam de nous associer à ce monstre ! Le terrorisme ce n’est pas l’islam, le vrai islam, le bon islam qui ne veut pas dire la guerre mais la paix ! »

J’entends ce cri de révolte qui monte en toi, ô mon cher monde musulman, et je le comprends. Oui tu as raison, comme chacune des autres grandes inspirations sacrées du monde  l’islam a créé tout au long de son histoire de la Beauté, de la Justice, du Sens, du Bien, et il a puissamment éclairé l’être humain sur le chemin du mystère de l’existence… Je me bats ici en Occident, dans chacun de mes livres, pour que cette sagesse de l’islam et de toutes les religions ne soit pas oubliée ni méprisée ! Mais de ma position lointaine je vois aussi autre chose que tu ne sais pas voir… Et cela m’inspire une question – LA grande question : pourquoi ce monstre t’a-t-il volé ton visage ? Pourquoi ce monstre ignoble a-t-il choisi ton visage et pas un autre ? C’est qu’en réalité derrière ce monstre se cache un immense problème, que tu ne sembles pas prêt à regarder en face. Il faudra bien pourtant que tu finisses par en avoir le courage.

Ce problème est celui des racines du mal. D’où viennent les crimes de ce soi-disant « Etat islamique » ? Je vais te le dire, mon ami. Et cela ne va pas te faire plaisir, mais c’est mon devoir de philosophe. Les racines de ce mal qui te vole aujourd’hui ton visage sont en toi-même, le monstre est sorti de ton propre ventre – et il en surgira autant d’autres monstres pires encore que celui-ci tant que tu tarderas à admettre ta maladie, pour attaquer enfin cette racine du mal !

Même les intellectuels occidentaux ont de la difficulté à le voir : pour la plupart ils ont tellement oublié ce qu’est la puissance de la religion – en bien et en mal, sur la vie et sur la mort – qu’ils me disent « Non le problème du monde musulman n’est pas l’islam, pas la religion, mais la politique, l’histoire, l’économie, etc. ». Ils ne se souviennent plus du tout que la religion peut être le cœur de réacteur d’une civilisation humaine ! Et que l’avenir de l’humanité passera demain non pas seulement par la résolution de la crise financière mais de façon bien plus essentielle par la résolution de la crise spirituelle sans précédent que traverse notre humanité tout entière ! Saurons-nous tous nous rassembler, à l’échelle de la planète, pour affronter ce défi fondamental ? La nature spirituelle de l’homme a horreur du vide, et si elle ne trouve rien de nouveau pour le remplir elle le fera demain avec des religions toujours plus inadaptées au présent – et qui comme l’islam actuellement se mettront alors à produire des monstres.

Je vois en toi, ô monde musulman, des forces immenses prêtes à se lever pour contribuer à cet effort mondial de trouver une vie spirituelle pour le XXIème siècle ! Malgré la gravité de ta maladie, il y a en toi une multitude extraordinaire de femmes et d’hommes qui sont prêts à réformer l’islam, à réinventer son génie au-delà de ses formes historiques et à participer ainsi au renouvellement complet du rapport que l’humanité entretenait jusque là avec ses dieux ! C’est à tous ceux-là, musulmans et non musulmans qui rêvent ensemble de révolution spirituelle, que je me suis adressé dans mes ouvrages ! Pour leur donner, avec mes mots de philosophe, confiance en ce qu’entrevoit leur espérance !

Mais ces musulmanes et ces musulmans qui regardent vers l’avenir ne sont pas encore assez nombreux ni leur parole assez puissante. Tous ceux là, dont je salue la lucidité et le courage, ont parfaitement vu que c’est l’état général de maladie profonde du monde musulman qui explique la naissance des monstres terroristes aux noms de Al Qaida, Al Nostra, AQMI ou « Etat Islamique ». Ils ont bien compris que ce ne sont là que les symptômes les plus visibles sur un immense corps malade, dont les maladies chroniques sont les suivantes : impuissance à instituer des démocraties durables dans lesquelles est reconnue comme droit moral et politique la liberté de conscience vis-à-vis des dogmes de la religion; difficultés chroniques à améliorer la condition des femmes dans le sens de l’égalité, de la responsabilité et de la liberté; impuissance à séparer suffisamment le pouvoir politique de son contrôle par l’autorité de la religion; incapacité à instituer un respect, une tolérance et une véritable reconnaissance du pluralisme religieux et des minorités religieuses.

Tout cela serait-il donc la faute de l’Occident ? Combien de temps précieux vas-tu perdre encore, ô cher monde musulman, avec cette accusation stupide à laquelle toi-même tu ne crois plus, et derrière laquelle tu te caches pour continuer à te mentir à toi-même ?

Depuis le XVIIIe siècle en particulier, il est temps de te l’avouer, tu as été incapable de répondre au défi de l’Occident. Soit tu t’es réfugié de façon infantile et mortifère dans le passé, avec la régression obscurantiste du wahhabisme qui continue de faire des ravages presque partout à l’intérieur de tes frontières – un wahhabisme que tu répands à partir de tes lieux saints de l’Arabie Saoudite comme un cancer qui partirait de ton cœur lui-même ! Soit tu as suivi le pire de cet Occident, en produisant comme lui des nationalismes et un modernisme qui est une caricature de modernité – je veux parler notamment de ce développement technologique sans cohérence avec leur archaïsme religieux qui fait de tes « élites » richissimes du Golfe seulement des victimes consentantes de la maladie mondiale qu’est le culte du dieu argent.

Qu’as-tu d’admirable aujourd’hui, mon ami ? Qu’est-ce qui en toi reste digne de susciter le respect des autres peuples et civilisations de la Terre ? Où sont tes sages, et as-tu encore une sagesse à proposer au monde ? Où sont tes grands hommes ? Qui sont tes Mandela, qui sont tes Gandhi, qui sont tes Aung San Suu Kyi ? Où sont tes grands penseurs dont les livres devraient être lus dans le monde entier comme au temps où les mathématiciens et les philosophes arabes ou persans faisaient référence de l’Inde à l’Espagne ? En réalité tu es devenu si faible derrière la certitude que tu affiches toujours au sujet de toi-même… Tu ne sais plus du tout qui tu es ni où tu veux aller, et cela te rend aussi malheureux qu’agressif… Tu t’obstines à ne pas écouter ceux qui t’appellent à changer en te libérant enfin de la domination que tu as offerte à la religion sur la vie toute entière.

Tu as choisi de considérer que Mohammed était prophète et roi. Tu as choisi de définir l’islam comme religion politique, sociale, morale, devant régner comme un tyran aussi bien sur l’Etat que sur la vie civile, aussi bien dans la rue et dans la maison qu’à l’intérieur même de chaque conscience. Tu as choisi de croire et d’imposer que l’islam veut dire soumission alors que le Coran lui-même proclame qu’« Il n’y a pas de contrainte en religion » (La ikraha fi Dîn). Tu as fait de son Appel à la liberté l’empire de la contrainte ! Comment une civilisation peut-elle trahir à ce point son propre texte sacré ?

De nombreuses voix que tu ne veux pas entendre s’élèvent aujourd’hui dans la Oumma pour dénoncer ce tabou d’une religion autoritaire et indiscutable… Au point que trop de croyants ont tellement intériorisé une culture de la soumission à la tradition et aux « maîtres de religion » (imams, muftis, shouyoukhs, etc.) qu’ils ne comprennent même pas qu’on leur parle de liberté spirituelle, ni qu’on leur parle de choix  personnel vis-à-vis des « piliers » de l’islam. Tout cela constitue pour eux une « ligne rouge » si sacrée qu’ils n’osent pas donner à leur propre conscience le droit de le remette en question ! Et il y a tant de familles où cette confusion entre spiritualité et servitude est incrustée dans les esprits dès le plus jeune âge, et où l’éducation spirituelle est d’une telle pauvreté que tout ce qui concerne la religion reste quelque chose qui ne se discute pas !

Or cela de toute évidence n’est pas imposé par le terrorisme de quelques troupes de fous fanatiques embarqués par l’État islamique. Non ce problème- là est infiniment plus profond ! Mais qui veut l’entendre ? Silence là-dessus dans le monde musulman, et dans les médias occidentaux on n’entend plus que tous ces spécialistes du terrorisme qui aggravent jour après jour la myopie générale ! Il ne faut donc pas que tu t’illusionnes, ô mon ami, en faisant croire que quand on en aura fini avec le terrorisme islamiste l’islam aura réglé ses problèmes ! Car tout ce que je viens d’évoquer – une religion tyrannique, dogmatique, littéraliste, formaliste, machiste, conservatrice, régressive – est trop souvent l’islam ordinaire, l’islam quotidien, qui souffre et fait souffrir trop de consciences, l’islam du passé dépassé, l’islam déformé par tous ceux qui l’instrumentalisent politiquement, l’islam qui finit encore et toujours par étouffer les Printemps arabes et la voix de toutes ses jeunesses qui demandent autre chose. Quand donc vas-tu faire enfin cette révolution qui dans les sociétés et les consciences fera rimer définitivement spiritualité et liberté ?

​Bien sûr dans ton immense territoire il y a des îlots de liberté spirituelle : des familles qui transmettent un islam de tolérance, de choix personnel, d’approfondissement spirituel ; des lieux où l’islam donne encore le meilleur de lui-même, une culture du partage, de l’honneur, de la recherche du savoir, et une spiritualité en quête de ce lieu sacré où l’être humain et la réalité ultime qu’on appelle Allâh se rencontrent. Il y a en Terre d’islam, et partout dans les communautés musulmanes du monde, des consciences fortes et libres. Mais elles restent condamnées à vivre leur liberté sans reconnaissance d’un véritable droit, à leurs risques et périls face au contrôle communautaire ou même parfois face à la police religieuse. Jamais pour l’instant le droit de dire « Je choisis mon islam », « J’ai mon propre rapport à l’islam » n’a été reconnu par « l’islam officiel » des dignitaires. Ceux-là au contraire s’acharnent à imposer que « La doctrine de l’islam est unique » et que « L’obéissance aux piliers de l’islam est la seule voie droite » (sirâtou-l-moustaqîm).

​Ce refus du droit à la liberté vis-à-vis de la religion est l’une de ces racines du mal dont tu souffres, ô mon cher monde musulman, l’un de ces ventres obscurs où grandissent les monstres que tu fais bondir depuis quelques années au visage effrayé du monde entier. Car cette religion de fer impose à tes sociétés tout entières une violence insoutenable. Elle enferme toujours trop de tes filles et tous tes fils dans la cage d’un Bien et d’un Mal, d’un licite (halâl) et d’un illicite (harâm) que personne ne choisit mais que tout le monde subit. Elle emprisonne les volontés, elle conditionne les esprits, elle empêche ou entrave tout choix de vie personnel. Dans trop de tes contrées tu associes encore la religion et la violence – contre les femmes, les « mauvais croyants », les minorités chrétiennes ou autres, les penseurs et les esprits libres, les rebelles – de sorte que cette religion et cette violence finissent par se confondre, chez les plus déséquilibrés et les plus fragiles de tes fils, dans la monstruosité du jihad !

​Alors ne fais plus semblant de t’étonner, je t’en prie, que des démons tels que le soi-disant Etat islamique t’aient pris ton visage ! Les monstres et les démons ne volent que les visages qui sont déjà déformés par trop de grimaces ! Et si tu veux savoir comment ne plus enfanter de tels monstres, je vais te le dire. C’est simple et très difficile à la fois. Il faut que tu commences par réformer toute l’éducation que tu donnes à tes enfants, dans chacune de tes écoles, chacun de tes lieux de savoir et de pouvoir. Que tu les réformes pour les diriger selon des principes universels (même si tu n’es pas le seul à les transgresser ou à persister dans leur ignorance) : la liberté de conscience, la démocratie, la tolérance et le droit de cité pour toute la diversité des visions du monde et des croyances, l’égalité des sexes et l’émancipation des femmes de toute tutelle masculine, la réflexion et la culture critique du religieux dans les universités, la littérature, les médias. Tu ne peux plus reculer, tu ne peux plus faire moins que tout cela ! C’est le seul moyen pour toi de ne plus enfanter de tels monstres, et si tu ne le fais pas tu seras bientôt dévasté par leur puissance de destruction.

​Cher monde musulman… Je ne suis qu’un philosophe, et comme d’habitude certains diront que le philosophe est un hérétique. Je ne cherche pourtant qu’à faire resplendir à nouveau la lumière – c’est le nom que tu m’as donné qui me le commande, Abdennour, « Serviteur de la Lumière ». Je n’aurais pas été si sévère dans cette lettre si je ne croyais pas en toi. Comme on dit en français, « Qui aime bien châtie bien ». Et au contraire tous ceux qui aujourd’hui ne sont pas assez sévères avec toi – qui veulent faire de toi une victime – tous ceux-là en réalité ne te rendent pas service ! Je crois en toi, je crois en ta contribution à faire demain de notre planète un univers à la fois plus humain et plus spirituel ! Salâm, que la paix soit sur toi.

Lettre au monde musulman par Abdenour Bidar

                             Les motifs supérieurs concernant la laïcité dans la fonction publique

Philippe Barbaud

Linguiste et professeur honoraire à l’Université du Québec à Montréal

16 mai 2019

Selon ce qu’en rapporte Le Devoir, l’historien et sociologue Gérard Bouchard aurait défié le ministre Simon Jolin-Barrette lors de son témoignage devant la commission parlementaire sur le projet de loi, en exigeant de ce dernier « au moins une preuve que le port de signes religieux par un enseignant a des effets négatifs sur les élèves de sa classe, auquel cas il pourrait appuyer le projet de loi 21 ». Gérard Bouchard exige donc un « motif supérieur » pour en justifier leur interdiction.

Place au biais cognitif

Plutôt que de s’en tenir aux effets, le sociologue devrait chercher sa preuve dans la cause. La psychologie cognitive et la linguistique y pourvoient avec succès. Cette preuve, elle s’appelle le biais cognitif. L’existence de nombreux biais cognitifs qui affectent l’esprit de tout être humain est un fait scientifiquement prouvé. N’importe quel spécialiste en sondage vous dira toute la difficulté qu’il y a à formuler des questions dépourvues de tout biais cognitif. Les enseignants, entre autres, n’échappent pas à cette servitude. Or le langage, si prégnant en éducation, est un puissant vecteur de biais cognitifs. Nous le savons depuis que le philosophe Paul Grice a mis en exergue ce qu’il a appelé les « implicatures conversationnelles », une variété linguistique de biais cognitifs, distincte des présuppositions sémantiques.

Une illustration patente d’un biais cognitif involontaire nous a été fournie par Gérard Bouchard lui-même lorsqu’il invoque l’Histoire pour mettre en garde le ministre Jolin-Barrette et la CAQ contre le « radicalisme » qui sous-tend le recours à la disposition dérogatoire. L’historien rappelle que les majorités ont depuis toujours « abusé de leurs pouvoirs aux dépens de leurs minorités ». L’abus de pouvoir d’une majorité consiste souvent à persécuter certaines de ses minorités. Le lien avec la situation actuelle devient donc clair : le projet de loi 21 du gouvernement majoritaire de la CAQ serait une initiative ayant pour effet de persécuter certaines minorités de la population québécoise.

Le biais cognitif consiste ici à considérer les porteurs de signes religieux comme une minorité sociologique. Le recours à la clause dite nonobstant est donc un geste radical de persécution. En bon scientifique, l’historien aurait pu souligner que les persécutions ont toujours été le fait de dictatures ou autres pouvoirs arbitraires. En outre, si l’historien avait été impartial, il aurait dû mentionner que depuis les Lumières, ce sont justement les majorités de nos démocraties occidentales qui ont accordé à de vraies minorités le droit de pouvoir se faire légalement reconnaître et de ne plus se faire ouvertement persécuter au sein de leur population majoritaire.

En porter ou ne pas en porter ?

C’est pourquoi porter ou ne pas porter de signes religieux ostentatoires n’a rien d’anodin en matière de liberté afférente à la tenue vestimentaire. Suivant la logique de Grice, ne pas en porter, comme le fait la grande majorité des gens, élimine en théorie toute présomption de biais cognitif. Au contraire, la personne qui porte un signe religieux révèle ouvertement un potentiel explicite de biais cognitifs de nature à influencer son acte éducatif, juridique, législatif, journalistique, etc. Il y a apparence de biais cognitif.

Qu’il s’agisse du col romain, de la bonnette, de la kippa, du voile ou du kirpan, ces attributs vestimentaires anéantissent la présomption de neutralité religieuse à l’égard de la personne qui en porte un. Le voile, par exemple, qui n’est pas un précepte du Coran, véhicule le biais cognitif voulant que la chevelure d’une femme provoque la concupiscence des hommes, de la même manière que l’uniforme véhicule le biais cognitif de l’autorité.

La présomption de neutralité

Le biais cognitif étant la cause identifiée et confortée par la science en tant que « motif supérieur », il n’est nul besoin de recourir aux statistiques de la sociologie pour en mesurer les effets, puisque tout un chacun les subit dans son inconscient. Aussi, le droit pour tout citoyen de ne pas être confronté à la manifestation explicite d’une absence de neutralité religieuse dans l’appareil d’État justifie-t-il amplement le droit de soustraire l’enfant, entre autres et surtout, à l’influence d’un possible biais cognitif de nature religieuse de la part d’une ou d’un enseignant ? Ce droit du citoyen découle par incidence de ce qu’il n’est pas libre de se soustraire à cette confrontation publique. Il devient alors légitime pour une majorité parlementaire d’éliminer au sein des institutions d’un État laïque toute expression délibérée des biais cognitifs issus d’une religion quelconque.

En conclusion, et par analogie à la présomption d’innocence, le projet de loi 21 consacre la présomption de laïcité de la part d’un représentant de l’État en position d’autorité. D’une certaine manière, cette posture philosophique dérive du notoire principe de précaution, que le droit international a avalisé depuis quelques décennies.

La présomption contraire voulant qu’un être humain puisse agir et se comporter indépendamment de tout biais cognitif est une absurdité. Elle n’est qu’un mythe communautariste tapageusement brandi par les tenants du libre choix vestimentaire. Qu’ils trouvent outré le vocabulaire de l’interdiction retenu dans le projet de loi peut se comprendre, dans l’esprit soixante-huitard du « Il est interdit d’interdire ». Qu’à cela ne tienne. Peut-être y aurait-il avantage à remplacer l’intitulé du chapitre II du projet de loi en adoptant le libellé suivant : « Obligation de porter une tenue vestimentaire dépourvue de tout signe religieux » ?

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