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La laicité 

d'après Yuval Noah Harari

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(Voici un texte tiré du livre " 21 leçons pour le XXI ͤ siècle ", de Yuval Noah Harari.)

(Je ne pouvais pas laisser ce texte sans vous en livrez quelques passages. L'auteur exprime merveilleusement bien ce que veux dire la laïcité.)

                                                           La Laïcité

                                                                       

                                                                             Connais ton ombre

 

Que signifie être laïque? La laïcité est parfois définie comme la négation de la religion. Les laïques se définissent donc par ce qu'ils ne croient pas et ne font pas. Selon cette définition, ils ne croient ni aux dieux ni aux anges, ne fréquentent ni les églises ni les temples et n'accomplissent ni rites ni rituels. Dépeint ainsi, le monde profane paraît creux, nihiliste et amoral : une boîte vide qui attend d'être remplie par quelque chose.

Peu adopteraient cette identité négative. Les laïcistes déclarés conçoivent la laïcité autrement. Pour eux, il s'agit d'une vision du monde positive et active, qui se définit par un code de valeurs cohérent plutôt que par opposition à telle ou telle religion. De fait, diverses religieuses partagent nombre de valeurs profanes. Alors que certaines sectes revendiquent le monopole de la sagesse et de la bonté, une des principales caractéristiques des laïques est de ne revendiquer aucun monopole de cette nature. Ils ne croient pas que la morale et la sagesse soient descendues du ciel à une époque ou en un lieu particulier. Pour eux, elles sont plutôt le patrimoine naturel de tous les hommes. Il faut donc s'attendre à ce qu'au moins certaines valeurs surgissent dans les sociétés humaines à travers le monde et soient communes aux musulmans, aux chrétiens, aux hindous et aux athées.

Les chefs religieux offrent souvent aux fidèles un choix tranché : ou bien ̸ ou bien : ou vous êtes musulman, ou vous ne l'êtes pas. Si vous l'êtes, vous devez rejeter toutes les autres doctrines. Les laïques, en revanche, sont à l'aise avec les identités hybrides et multiples. Pour un tenant de la laïcité, vous pouvez bien vous dire musulman et continuer de prier Allah, de manger halal, de faire le hadj à la Mecque tout en étant un bon membre de la société laïque. Ce code - que des millions de musulmans, de chrétiens et d'hindous mais aussi d'athées acceptent - consacre les valeurs de la vérité, de la compassion, de l'égalité, de la liberté, du courage et de la responsabilité. Il est le fondement des institutions scientifiques et démocratiques modernes.

Comme tous les codes éthiques, le code laïque est un idéal auquel on aspire, plutôt qu'une réalité sociale. De même que les sociétés et institutions chrétiennes s'écartent souvent de l'idéal chrétien, les sociétés et institutions laïques ne sont souvent pas à la hauteur de leur idéal. La France médiévale était un royaume chrétien autoproclamé mais elle se livrait à toutes sortes d'activités pas très chrétiennes (demandez à la paysannerie opprimée). La France moderne est un État laïque autoproclamé, mais dès le temps de Robespierre il a pris des libertés troublantes avec la définition même de la liberté (demandez aux femmes). Cela ne signifie pas que les laïques - en France ou ailleurs - manquent d'une boussole morale ou d'un engagement éthique, mais seulement qu'il est difficile d'être à la hauteur d'un idéal.

 

L'idéal laïque

 

Qu'est-ce donc que l'idéal laïque? Les laïques sont d'abord et avant tout attachés à la vérité, laquelle repose sur l'observation et la preuve plutôt que sur la simple foi. Les laïques s'efforcent de ne pas confondre vérité et croyance. Si vous croyez très profondément à une histoire, cela peut en dire long sur votre psychologie, votre enfance et votre structure cérébrale. (Souvent, les croyances fortes sont précisément nécessaires quand l'histoire n'est pas vraie.

De plus, les laïques ne sanctifient aucun groupe, aucune personne ni aucun livre comme s'il était le seul gardien de la vérité. Ils préfèrent sanctifier la vérité partout où elle peut se révéler, qu'il s'agisse d'ossements fossilisés, d'images de lointaines galaxies, de tableaux statistiques ou des écrits de diverses traditions humaines. Cet attachement à la vérité sous-tend la science moderne qui a permis à l'humanité de fissurer l'atome, de déchiffrer le génome, de retracer l'évolution de la vie et de comprendre l'histoire de l'humanité.

Les laïques sont aussi profondément attachés à la compassion. L'éthique laïque repose non pas sur l'obéissance aux édits de tel ou tel dieu mais sur une profonde appréciation de la souffrance. Par exemple, les laïques ne s'abstiennent pas de tuer parce qu'un ancien livre l'interdit, mais parce que la tuerie inflige d'immenses souffrances à des êtres sensibles. Il y a quelque chose de profondément troublant et dangereux chez les gens qui évitent de tuer pour la simple raison que « Dieu le veut ». Ils sont motivés par l'obéissance plutôt que par la compassion : que feront-ils s'ils se persuadent que leur dieu leur ordonne de tuer les hérétiques, les sorcières, les adultères ou les étrangers?

Bien entendu, en l'absence de commandements divins absolus, l'éthique laïque est souvent confrontée à des dilemmes épineux. Que se passe-t-il si la même action blesse une personne mais fait du bien à une autre? Est-il éthique de soumettre les riches à des impôts élevés pour aider les pauvres? De mener une guerre sanglante pour écarter un dictateur brutal? De laisser entre dans le pays un nombre illimité de réfugiés? Quand les laïques se heurtent à de tels dilemmes, ils ne se demande pas : « Qu'ordonne Dieu? », mais pèsent méticuleusement les sentiments de toutes les parties concernées, examinent un large éventaire d'observations et de possibilités et recherchent une voie moyenne qui causera aussi peu de tort que possible.

Prenez, par exemple, les attitudes envers la sexualité. Comment les laïques décident-ils d'approuver ou de réprouver le viol, l'homosexualité, la bestialité ou l'inceste? En examinant les sentiments. Le viol est manifestement contraire à l'éthique : non pas parce qu'il enfreint un commandement divin, mais parce qu'il blesse des gens. En revanche, une relation amoureuse entre deux hommes ne fait de tort à personne, et il n'y a donc aucune raison de l'interdire....

Telle est la raison profonde pour laquelle les laïques chérissent la vérité scientifique. Il ne s'agit pas d'assouvir leur curiosité, mais de connaître les meilleurs moyens de réduire la souffrance dans le monde. Sans les orientations que nous donnent les études scientifiques, notre compassion est souvent aveugle.

Ces attachements jumeaux à la vérité et à la compassion se traduisent aussi par un attachement à l'égalité. Si les opinions diffèrent concernant les questions d'égalité économique et politique, les laïques se méfient foncièrement de toutes les hiérarchies a priori. La souffrance reste la souffrance, peu importe qui la subit; la connaissance est la connaissance, peu importe qui la découvre. Privilégier les expériences ou les découvertes d'une nation, d'une classe ou d'un sexe est susceptible de nous rendre à la fois insensibles et ignares. Les laïques sont certainement fiers du caractère unique de leur nation, de leur pays ou de leur culture, mais ils ne confondent pas « unicité » et « supériorité ». Dès lors, bien que les laïques reconnaissent leurs devoirs envers leur nation et leur pays, ils ne pensent pas que ces devoirs soient exclusifs, et ils reconnaissent en même temps leurs devoirs envers l'humanité dans son ensemble....

Enfin, les laïques chérissent la responsabilité....

Pour la même raison, l'enseignement laïque n'implique pas un endoctrinement négatif qui apprendrait aux gosses à ne pas croire en Dieu et à ne prendre part à aucune cérémonie religieuse. L'enseignement laïque apprend plutôt aux enfants à distinguer la vérité de la croyance; à développer leur compassion pour tous les êtres souffrants; à apprécier la sagesse et les expériences de tous les habitants de la Terre; à penser librement sans avoir peur de l'inconnu; et à assumer la responsabilité de leurs actions et du monde dans son ensemble.

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Texte collectif publié dans le journal ‘’Le devoir’’ le 2 mai 2019

La librairie Le Port de tête vient d’annuler un événement qui devait réunir le 9 mai prochain le sociologue bien connu Mathieu Bock-Côté et le philosophe Louis-André Richard. Le motif de cette annulation de dernière minute ? Des menaces étaient proférées sur les réseaux sociaux, et certaines personnes se proposaient même de venir sur place, au jour dit, pour perturber l’événement.

Voilà donc que ces apprentis censeurs qui, jusqu’à présent, ne se manifestaient qu’au sein des universités, veulent désormais imposer leur loi dans la cité. Il est plus que temps de leur signifier clairement que, dans une société démocratique, ces entreprises d’intimidation sont intolérables et qu’il n’appartient pas à des groupuscules extrémistes ni à de jeunes idéologues exaltés de décréter autoritairement quels propos et quelles idées sont légitimes et lesquels ne le sont pas. Il en va de notre liberté de penser ! Dans une telle société libre, seuls les lois et les tribunaux ont le pouvoir de limiter ainsi la liberté d’expression. Et si l’on est en désaccord avec certaines opinions, on a bien entendu le loisir de les contredire publiquement, ainsi que de leur opposer nos propres arguments. C’est par le débat pacifique et non par la violence que doivent se régler les différends politiques.

Si on laisse agir impunément ces activistes de l’intolérance, ces deux libertés que nous venons de mentionner, et qui sont toutes les deux, rappelons-le, garanties par les chartes québécoises et canadiennes des droits de la personne, ne seront bientôt plus que coquilles vides. On ne peut donc qu’espérer que ces gens qui répandent leur haine sur les réseaux sociaux et y lancent des menaces, dont celles de s’attaquer violemment à des personnes, seront activement recherchés, arrêtés et poursuivis pour les délits qu’ils commettent, du moins si des « menaces inacceptables » ont effectivement été proférées, ainsi que l’affirmait vendredi le responsable du Port de tête afin de justifier l’annulation de cet événement.

Il ne faudrait surtout pas en effet que le sentiment s’insinue dans l’opinion publique que police et justice ne traitent pas de la même manière ce genre d’activités délictueuses selon qu’elles émanent d’individus ou de groupes qu’on dit associés à l’extrême droite ou d’individus ou de groupes qui s’inscrivent dans la mouvance de l’extrême gauche. Une telle impression qu’il y a deux poids deux mesures produirait un effet désastreux pour la confiance absolument nécessaire que les citoyens doivent avoir en l’impartialité de ces deux institutions. D’où qu’elles viennent, et peu importe les lieux où elles se produisent, ces entraves à la liberté d’expression exercées sous la menace doivent être prises en compte pour ce qu’elles sont : des atteintes à nos libertés.

En conséquence de quoi, nous demandons à la ministre de la Sécurité publique, Mme Geneviève Guilbault, à la mairesse de Montréal, Mme Valérie Plante, au chef du SPVM, M. Sylvain Caron, de prendre dès aujourd’hui toutes les mesures adéquates pour protéger la liberté d’expression des habitants de Montréal et de tous les citoyens du Québec, et ce, quelles que soient leurs idées, à moins bien sûr que celles-ci ne tombent elles-mêmes sous le coup de la loi.

* Ont cosigné ce texte : Raphaël Arteau-McNeil, professeur au collège Garneau et directeur de la revue Argument ; François Charbonneau, professeur à l’Université d’Ottawa ; Nadia El-Mabrouk, professeure à l’Université de Montréal ; Patrick Moreau, professeur au collège Ahuntsic et rédacteur en chef de la revue Argument ; Danic Parenteau, professeur au Collège militaire royal de Saint-Jean ; Michèle Sirois, anthropologue et féministe.

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